Lentus « souple, flexible, mou, lent » devait être un lexème usuel dans la vie quotidienne à l’époque archaïque et classique. De ce fait il a servi de base à plusieurs autres lexèmes suffixés et composés.
A) Lentē est un adverbe de formation attendue en -ē au sens de « lentement » fait sur lentus comme adjectif de la 1ère classe (type bonus). Il devait être usuel, étant employé au sens concret dans la prose technique de César, Columelle, Pline l’Ancien HN, ainsi que, de manière plus notionnelle, pour caractériser une attitude psychique « avec calme, avec indifférence » (Cic.), « avec circonspection » (Cic. Att. 2,1,1) pour une personne qui ne réagit pas trop rapidement et prend le temps de la réflexion avant d’agir. Ce dernier emploi dans les Lettres à Atticus de Cicéron montre que l’adjectif lentus appartenait à la langue familière des gens cultivés.
B) En outre, Cicéron, dans une autre lettre à Atticus reflétant la langue parlée des gens cultivés, crée librement (puisque la formation est ouverte et productive) un diminutif adjectival : lent-ulus, -a, -um « un peu lent » pour une personne, probablement dans le cadre d’une litote, figure de style fréquente chez Cicéron, qui a tendance à dire le moins pour signifier le plus, surtout dans ses lettres à ses intimes :
- Cic. Att. 10,11,2 :
An existimas illum in isto genere lentulum aut restrictum ? Nemo est minus. \÷ « Mais est-ce que tu penses qu’il est un peu lent et fermé dans ton genre d’affaire (= les questions d’argent) ? Personne ne l’est moins que lui. »
L’adjectif lentulus a ici valeur connotative dans un niveau de langue familier et dans un énoncé modalisé.
C) Sur l’adjectif lentus furent formés plusieurs substantifs avec plusieurs suffixes :
C.1. un nom de procès en en -or, -oris M. : lentor, -oris M. « souplesse, flexibilité » (Pline HN 16,229 ; 16,53), qui entre dans le groupement des substantifs en -or du type calor « chaleur » caractérisant une situation appartenant au monde physique de la nature (et sur laquelle, généralement, l’homme n’a pas de contrôle). Dans le passage suivant de Pline l’Ancien, en effet, lentor s’intègre dans un ensemble de substantifs en -or appartenant à ce groupement (liquor, color) ainsi que dans un contexte où l’on dénote le même état de choses avec les adjectifs crassus « épais », pinguis « gras, épais, compact », le verbe spissare à propos de la poix (pix) :
- Pline HN 16, 53 :
Sequens liquor, crassior iam, picem fundit. Haec rursus in cortinas aereas coniecta aceto spissatur ut coagulo et Bruttiae cognomen accipit, doliis dumtaxat uasisque ceteris utilis, lentore ab alia pice differens, item colore rutilante et quod pinguior est reliqua omni.
« Le liquide qui coule ensuite, plus épais, donne maintenant la poix <liquide>. Versée ensuite dans des chaudrons de cuivre, épaissie avec du vinaigre comme avec de la présure, elle reçoit le nom de poix Brutienne ; bonne seulement pour <poisser> les jarres et autres récipients, elle diffère de l’autre poix par sa viscosité, également par sa couleur rouge et par son onctuosité supérieure à celle de toutes les autres. » (traduction J. André, 1962, Paris, CUF)
De même dans le contexte concret des entités naturelles (aux côtés de color, fragilis, tener, flexilis, et par opposition à duritia), Pline emploie dans le même livre le substantif lentor comme dérivé de lentus au sens de « flexible, souple » pour dénoter la propriété du bois du frêne :
- Pline HN 16, 229 :
Facilis et fagus, quamquam fragilis et tenera. Eadem sectilibus lamnis in tenui flexilis capsisque ac scriniis sola utilis. Secatur in lamnas praetenues et ilex, colore quoque non ingrata, sed maxime fida iis quae terantur, ut rotarum axibus, ad quos lentore fraxinus sicut duritia ilex et utroque legitur ulmus.
« Le hêtre aussi est facile à travailler, bien que fragile et tendre. Fendu en feuilles minces, il est flexible et seul employé pour les boîtes et les coffrets. On coupe aussi en feuilles très minces l’yeuse, dont la couleur n’est pas non plus désagréable ; mais on peut surtout compter sur lui pour les pièces qui frottent, comme les essieux des roues, pour lesquels son élasticité fait choisir le frêne, sa dureté l’yeuse, et ces deux qualités l’orme. » (traduction J. André, 1962, Paris, CUF)
Le substantif en lentor est ici employé à proximité d’autres substantifs en –or. Dans le même domaine d’expérience, Pline dans le même livre emploie des noms de procès faits sur lentus avec d’autres suffixes, conformément aux autres noms de procès situés à proximité.
C.2. deux noms de qualité :
Le substantif lentĭtĭă, -ae F. « souplesse, flexibilité » avec un suffixe -itia est employé par Pline également pour la souplesse des branches d’arbres (ici les saules), mais dans un passage où le suffixe employé n’est pas le suffixe concret -or, mais le suffixe abstrait -itas (proceritas, subtilitas en 174 ; fertilitas en 175) :
- Pline HN 16,174 (à propos des espèces de saule) :
aliae uirgas sequacis ad uincturas lentitiae.
« d’autres fournissent des baguettes souples et flexibles pour attacher. » (traduction J. André, 1962, Paris, CUF)
Pline emploie aussi lentitia au sens de « viscosité » dans le domaine médical (Pline HN 20,64). Le terme est analysable en lent-itia ou lenti-tia avec un suffixe -itia / -tia qui a des allomorphes en -ia, –ntia, -entia (cf. puer → pueritia ; tristis → tristitia).
Le suffixe -itia a une variante morphologique en -ĭtĭēs (pouvant servir de variante métrique) dans lentitiēs, -ei F. attesté dans le poème anonyme du +Ier s. apr. J.-C. Aetna 544 : lentitiem plumbi « la flexibilité du plomb ».
Le substantif en -tudo : lentĭtūdō, -ĭnis F. « mollesse, nature flexible » est attesté au sens concret chez Vitruve.
Au sens plus abstrait « apathie, indifférence » pour qualifier le comportement critiquable d’une personne comme adjectif de défaut, il est employé par Cicéron (Cic. Tusc. 4,43 ; Q. 1,1,38). Tacite l’emploie également pour décrire un défaut au sens de « froideur du style ».
Le suffixe -tūdō / -ĭtūdō est productif à l’époque archaïque (longus → longitudo, beatus → beatitudo, tardus « lent » → tarditudo « lenteur »: Pl. Poen. 532 ; Acc. trag. 69 ; etc.) et il est bien représenté à l’époque classique, mais il perd sa productivité ensuite.
D) des adjectifs composés
L’adjectif lenti-pes, -pedis « qui marche lentement » est un composé attesté à l’époque tardive chez Ausone : Aus. Epist. 21,2(413),40 ; le premier terme du composé est associable à lentus et le second au nom de pied et de la patte : pēs, pĕdis M. Il s’agit d’un composé possessif ou bahuvrīhi de facture poétique. Bien qu’il soit attesté à l’époque tardive, il est fait sur un modèle pré-existant bien attesté. En effet, les composés possessifs dès l’époque archaïque du latin ont tendance à avoir un nom de partie du corps en second terme3).
Ainsi, avec pes, pedis « pied, patte » en second terme, avons-nous d’autres composés poétiques. Avec tardus, qui est un para-synonyme partiel de lentus, on a un composé de même sens : tardi-pes, -pedis « qui marche lentement » (pour qualifier Vulcain : Catul. 36,7 : tardipedi deo ; Columelle). L’adjectif longus fournit aussi un tel composé, mais cette fois dans la langue technique et scientifique : longi-pes Pline HN « qui a de longues pattes (pieds) ».
L’adjectif lenti-gradus, -a, -um « qui marche lentement » (Cypr.-Gall. Gen. 1064), comme pour le composé précédent, est attesté parallèlement un composé du même type avec tardus, parasynonyme partiel de lentus : tardi-gradus « qui fait des pas lents », composé poétique de l’époque archaïque (Pacuvius Trag. 2 : quadrupes tardigrada agrestis humilis aspera).
Bien que le sens de ces composés en °-grad-us, -a, -um soit similaire à celui des composés précédents en °-pes, -pedis, la structure morphologique de composition n’est pas la même. Il s’agit ici non de composés possessifs ou bahuviīhi, mais de composés à second terme verbal régissant4) : le second terme est le radical latin grad-, que l’on trouve dans le verbe gradior « marcher, s’avancer » verbe surtout attesté avec un préverbe (ad-gredior « aller vers, s’approcher », e-gredior « sortir (de) »).
E) Lentus dans l’anthroponymie
Comme l’adjectif lentus pouvait, dans une partie importante de ses emplois, caractériser une propriété de comportement d’une personne, il a servi de base de suffixation à des cognomina masculins pour des hommes5), parfois devenus des cognomina héréditaires.
On peut citer :
Lentīnus, -i M. (Mart. 3,43) avec un suffixe -īnus (*-no-)6) ;
Lentō, -ōnis M. cognomen de Caesennius Lento, partisan d’Antoine (Cic. Phil. 11,3 ; 12,23) avec un suffixe -o, -onis M.7) : cf. sur la base d’un nom de partie du corps : Capitō sur caput ;
Lentulus, -i M. cognomen de la gens Cornelia (Cic.)8).
Cependant d’autres explications ont été données pour ces cognomina : EM (s.v. lentus p. 352). Par exemple, certains auteurs partent de lens, lentis « lentille ».
F) Des verbes
Lentus étant un adjectif du vocabulaire latin fondamental, il était attendu qu’il serve de base de suffixation à un verbe d’état en -ē- dénominatif : lenteo, -ere « être lent » ou « se ralentir » Lucilius 299.
Il était également attendu que sur un verbe d’état ou directement sur l’adjectif de base soit bâti un verbe en -sco, -scere inchoatif ou transformatif, dont la polysémie reflète la polysémie de lentus : lentesco, -ere par référence à la viscosité : « devenir collant, visqueux, souple » (Virg. G. ; Col.) ou au sens de « lent » : « s’adoucir, se ralentir » (Ov. A.A.).
Un verbe dénominatif sur lentus dénotant un procès est également attesté en poésie : lento, -are « plier sous la contrainte » chez Virgile (Virg. En. 3,384 pour des rames), et chez Stace (pour des arcs).